03-21-2019

Plus de 2 000 morts par surdose entre janvier et juillet 2018 au Canada, 72 000 morts pour la seule année 2017 aux États-Unis (plus que les accidents de la route et morts par armes à feu réunis) : voici le bilan de la crise des opioïdes en Amérique du nord. Pour toutes les personnes prises au piège de l’addiction, tout commence souvent par un mal de dos, des rhumatismes ou des douleurs chroniques : leur médecin prescrit des opioïdes, des médicaments très efficaces contre la douleur, mais extrêmement addictifs.

Histoire d’une épidémie orchestrée

L’histoire débute avec l’apparition d’une pilule miracle, ou présentée comme telle : l’OxyContin. La firme pharmaceutique américaine Purdue Pharma introduit l’OxyContin en 1996, un antidouleur à base d’opium, extrêmement addictif comme tous les opioïdes. Néanmoins, lors du lancement de ce médicament, un message va être diffusé sans relâche. Les laboratoires de Purdue vont, à l’aide de publicités, de conférences et de matériels promotionnels, marteler le fait que l’OxyContin est un médicament qui ne présente aucun risque pour le consommateur en terme d’addiction et de provocation de surdoses. Le plan marketing va plus loin, puisqu’il s’attaque directement aux personnes en mesure de vendre ce médicament : les médecins. En 2002, la Société canadienne de la douleur publie avec le soutien financier de Purdue Pharma « La gestion de la douleur », un livre utilisé pour la formation des médecins. On peut y lire que les opioïdes comme l’OxyContin présentent « moins de risques d’abus » dans le traitement des douleurs chroniques. D’après une publicité de Purdue, passée à la télévision, moins de 1% des consommateurs de médicaments opioïdes développeraient une addiction. Ce chiffre largement diffusé n’est fondé sur aucune étude scientifique sérieuse. D’après Radio-Canada, Santé Canada a approuvé le produit en 1996, alors que « aucune étude sur les risques de dépendance ni sur l’efficacité à long terme n’ont été soumises par la compagnie à l’époque. ».

Au départ développé pour les patients en phase terminale de cancer, l’OxyContin va être prescrit à des millions d’américains souffrant de douleurs chroniques. Pour encourager les prescriptions et la vente de la molécule, 34 000 boîtes d’OxyContin ont été distribuées gratuitement par Purdue Pharma d’après l’enquête menée par les journalistes français d’« Envoyé Spécial » en 2019. Pourtant, en 2007, la firme américaine est reconnue coupable de publicité mensongère et doit verser une amende de 830 millions de dollars[1]. Tout aurait pu s’arrêter là mais c’est l’inverse qui va se passer. Les dirigeants du groupe pharmaceutique vont redoubler d’efforts pour vendre leur produit. Bien que Purdue ne soit pas une entreprise cotée en bourse et ses comptes sont donc tenus secret, les spécialistes estiment que la vente d’OxyContin aurait rapporté près de 35 milliards de dollars au groupe. La nouvelle stratégie de Purdue Pharma : démarcher les médecins généralistes et plus seulement les spécialistes de la douleur. Des millions d’américains se sont donc vus prescrire des médicaments opioïdes avant de tomber dans l’addiction.

Une étude accablante sur la prescription de fentanyl

La distribution de médicaments opioïdes devait être contrôlée par la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis. Néanmoins, une récente étude[2] menée par l’Université John Hopkins et l’Université de Yale a réussi à démontrer que le programme de régulation des prescriptions d’opioïdes avait failli dans sa mission. Le fentanyl est un opiacé synthétique cent fois plus fort que la morphine et extrêmement addictif (lire : Fentanyl, le meurtrier déguisé). Il est depuis 2016 impliqué dans 72% des surdoses mortelles au Canada.

On apprend dans ce long travail de recherche que, sur les milliers de patients ayant reçu une ordonnance de fentanyl, entre un tiers et la moitié (34.6% à 55.4%) d’entre eux n’auraient pas dû en recevoir. Toujours d’après cette étude, la moitié des patients ignorait que le fentanyl n’était indiqué que pour certains malades du cancer. Par ailleurs, un médecin sur cinq l’ignorait également. Le fentanyl a été prescrit pour soulager des maux de tête chroniques ou des douleurs de dos.

« Il n’y a aucun doute que des gens sont morts après s’être vu prescrire ces produits de façon inapproprié » indique Caleb Alexander, coauteur de l’étude parue dans le journal de l’Académie américaine de médecine (Jama).

Un impact sur l’espérance de vie en Amérique du nord

La crise des opioïdes ne faiblit pas sur le continent nord-américain et les instances de santé commencent à tirer la sonnette d’alarme. En effet, l’espérance de vie au Canada avait augmenté de quasiment 3 ans entre 2000 et 2016, passant de 79,27 à 82,25 ans[3]. Or, depuis le début de la crise la croissance de l’espérance de vie au Canada a fortement ralenti. « La crise des opioïdes a ralenti l’espérance de vie de 8 semaines » résume  la Dre Theresa Tam, administratrice en chef de la santé publique du Canada pour le journal La presse.

Chez le voisin américain, la situation est encore plus inquiétante puisque l’espérance de vie moyenne a baissé depuis 2 ans. Le Centre national des statistiques de santé a indiqué dans un rapport : « c’est la première fois que l’on voit une tendance à la baisse depuis la grande épidémie de grippe de 1918 ».

La crise qui frappe l’Amérique est plus que jamais un fléau qui tue sans distinction. Les raisons d’un tel cauchemar sont connues et commencent à soulever des débats autour des laboratoires pharmaceutiques ainsi que des personnes qui ont permis une telle épidémie. Aux États-Unis, 1 500 procédures ont été ouvertes contre les groupes pharmaceutiques. C’est plus de 40 états et 100 villes américaines qui attaquent en justice les producteurs d’opioïdes. Le docteur Meldon Kahan, directeur médical du service de toxicomanie de l’hôpital Women’s College de Toronto déclarait en novembre dernier à Radio-Canada : « C’est le scandale médical le plus honteux de notre époque ».


[1] https://ici.radio-canada.ca/nouvelles/special/2018/11/opioides-purdue-pharma-oxycontin-canada/

[2] https://jamanetwork.com/journals/jama/article-abstract/2725233?resultClick=1

[3] Agence de la santé publique du Canada (ASPC)

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